
Le train
En deux temps distincts, partageant deux réalités, à la vitesse du vent, je voyage à bord du train de l’abandon : le train des amants fidèles. Poussé par une horde de chevaux apeurés, tiré par la polarisation du temps et guidé par la force d’un destin à libre arbitre, j’erre à l’intérieur de la fougue. Confiné à voyager à bord d’un compartiment cellulaire, dévalant les terrains plats et serpentant au cœur des montagnes, je me conforme à l’itinéraire. Je pars à l’assaut de cette cité oubliée, figurant à la page d’un jour confondu aux autres, d’un agenda aussi rempli que vide de sens…
Billet en main, je m’enfonce dans l’engourdissement du confort. À rideaux fermés, je ne me soucie pas de savoir si j’avance à reculons ou si je recule de l’avant. Je me questionne toutefois sur la raison d’être de la place qui m’a été attribuée… Si elle m’a été attitrée par éloquence ou simplement par occupation d’espace. Le nez dans mon ordinateur portable, le train suit un tracé sans fioritures. Je devrais travailler, me préparer, cependant ma tête et mon cœur m’implorent d’arrêter, alors que je n’ai rien commencé. Je dois combattre le mal de l’instabilité. Je ressens physiquement un inconfort qui provient de l’intérieur, d’une insatisfaction inavouée, causée par la retenue. Mon cœur, oscillant dans ma poitrine, suggère à ma tête de laisser tomber. J’ignore si je me sens malade de bruits et de vibrations ou malade d’absence de reconnaissance et d’effacement. Je dépose mon portable à mes côtés et bascule la tête en arrière sur mon dossier. Épuisé, je ferme les yeux et tente de me convaincre que le repos va pallier mon manque d’air, de lumière et de soulèvement.
Je n’arrive pas à dormir. Le désir de tranquillité bourdonne, aux oreilles de ma conscience, le rythme des roues sur les rails imparfaits. Je n’en peux plus. J’ai l’impression d’avoir soudainement besoin de tant de choses que ma conscience n’arrive plus à les distinguer. Je souffre d’une famine qui me gave d’envies enchaînées et suis incapable de prendre action sur ma situation.
Soudain, au bord d’un évanouissement causé par la nausée de la monotonie de l’habitude, en dernier recours, je bondis sur mes pieds. Avec l’énergie du désespoir, je pousse le rideau et ouvre grand la fenêtre sur une journée radieuse de possibilités…
Le train a beau filer à toute allure, le décor invitant, au loin, ne s’en laisse pas imposer. Le paysage de la plaine parade nonchalamment, sans le moindrement se laisser impressionner par la puissance plafonnée du minuscule train qui le parcourt. Les premières bouffées d’air frais viennent me vivifier, telle la gorgée d’eau d’un assoiffé. Je sens le mal que j’entretenais s’estomper dans l’œuvre d’un monde dépourvu de malice.
De mon point de vue, à bord du train, il m’est impossible de voir vers quoi je me dirige, mais par contre, par sa fenêtre, je vois maintenant ce que je manquais… Par miracle, la demande que j’étais incapable de formuler est exaucée…
Au loin, un grand arbre me propose de venir faire une pause non chronométrée à son pied; découvrir les détails arrondis que ma vision panoramique laisse pour contre; prendre le temps de pique-niquer sous les rayons tamisés d’une brise aromatisée de paix et de bien-être.
Un sourire de sérénité aux lèvres, j’accepte l’appel de ma nature sans me soucier de ce qui en découlera. Je me fous du verdict et des préjugés, je me laisse tenter… J’accepte de ne plus accepter… de repousser les propositions obligées…
L’hôtesse viendra fermer la fenêtre et le rideau d’une cabine, sans se soucier de l’absence d’un passager qu’elle n’avait pas remarqué. Elle trouvera un agenda ainsi qu’un ordinateur et un téléphone cellulaire, mais se lassera vite de chercher à qui ces objets, d’une absolue nécessité, appartiennent. Jamais elle ne pensera que je ne les ai pas oubliés…
Écrit par Etienne Minier
juillet 2005